Death Stranding (PS4)
Par Pierre Compignie le jeudi 21 octobre 2021, 19:14 - Critiques toute neuves
Développé par : KOJIMA PRODUCTIONS
Le légendaire créateur de jeu vidéo Hideo Kojima revient avec une toute nouvelle expérience absolument unique en son genre sur PlayStation®4.
Affrontez un monde radicalement transformé par le Death Stranding. Transportez les vestiges dissociés de notre futur et embarquez dans une aventure pour reconnecter, pas après pas, un monde détruit.
Avec Norman Reedus, Mads Mikkelsen, Léa Seydoux et Lindsay Wagner.[1]
C'est un vidéogiciel majeur à mon sens. Tout amateur de ce média devrait l'avoir pratiqué je pense. Non pas que je ne lui trouve aucune faute, loin de là. Mais ce qu'il fait est unique et constitue un jalon pour cette industrie.
Là où Hideo Kojima frappe très fort, c'est sur le monde ouvert. Dans la plupart des vidéogiciels de ce genre (GTA IV, inFamous, Red Dead Redemption, Ghost of Tsushima, Just Cause 2, Assassin's Creed III), le monde ouvert est un espace dans lequel rien de signifiant n'arrive entre deux missions. Des adversaires qu'on expédie en 5 secondes. Des trajets désespérément longs, sans intérêt, ennuyeux, soporifiques, qu'on est obligé de se farcir pour rejoindre le point B où une cinématique se déclenchera pour faire avancer l'histoire. Des trajets dans lesquels on perd notre temps de vie terrestre en maintenant le stick gauche poussé vers l'avant. Et quand la mission démarre ? On réalise qu'on reste dans ce même environnement générique ne présentant que peu de challenge particulier, ni de sens, pour le protagoniste.
Pour les développeurs, c'est un environnement gigantesque à modéliser, plusieurs centaines de kilomètres carré, qui sont souvent accessibles à n'importe quel moment de l'histoire. Difficile dans ces conditions de concevoir avec précision des décors à la fois riches en terme d'interaction et de sens dans la narration. Le monde est une toile de fond, un décor ; le level design se limite à donner un contexte de déplacement, d'ambiance, insignifiant dans le challenge et la narration.
Death Stranding n'en a cure. Son monde ouvert semble avoir été pensé avec soin jusque dans son moindre mètre carré. Chaque pas du personnage est une occasion de se viander si l'on n'y prête attention, en trébuchant sur une pierre un peu trop grosse ou en glissant sur une pente un peu trop abrupte. La pluie est une calamité faisant venir des monstres invisibles et endommageant lentement mais sûrement les colis que l'on transporte. Les montagnes ? On rêve de les aplanir, tant elles imposent de formidables détours, décuplant la dangerosité du voyage.
Car dans Death Stranding, le voyage n'est pas le moyen pour déclencher la mission ; c'est la mission. Sam Porter, le héros, est un livreur de paquet sur un continent américain riquiqui, qui, suite à un cataclysme, a pris l'apparence de l'Islande, avec ses plaines rocailleuses, ses montagnes volcaniques, ses lacs et son ciel gris mélancolique.
Sam est livreur de paquet disions-nous, et ses seules missions sont de transporter d'un point A à un point B la cargaison confiée par des personnages secondaires (tous bien définis et modélisés d'après les amis du développeur) et de la garder en parfait état. Évidemment, tous les dangers évoqués plus haut, chutes de Sam, pluie corrosive, monstres, adversaires humains, sont autant d'occasions d'endommager voire de perdre le précieux cargo.
Il est là, le génie de Kojima. Il a fait du déplacement grande distance et de l'équilibre corporel (c'est un vrai walking simulator pour le coup) le coeur de son vidéogiciel, et il a conçu son monde ouvert pour ce challenge, pour cette expérience.
De fait, j'ai le sentiment d'avoir pratiqué le premier vidéogiciel pensé réellement pour un monde ouvert. Et à côté de ça, on a cette nature islandaise humide, sauvage, verte et grise, vivante et morte à la fois, d'une grande mélancolie, appuyée par les chansons de LOW ROAR et SILENT POETS sélectionnées par Kojima.
Et tout cela est propulsé encore dans une autre dimension par la sensibilité des commandes (les vibrations, les gâchettes à maintenir enfoncées pour tenir au bout de chaque bras un paquet, le fait que lancer un objet se fasse en actionnant la touche de frappe et en lâchant au bon moment la gâchette qui tient l'objet, là où un autre développeur sans vision aurait juste dédié une touche au lancer qui nous aurait bien moins fait participer à l'action), le sens du détail unique de Kojima et son appétit pour les systèmes complexes qui s'imbriquent les uns les autres et font de Death Stranding une expérience avec mille choses à penser et gérer, toujours entraînante et captivante, qui nous met au défi en permanence.
Le clou de l'aventure étant pour moi la conquête du principal massif montagneux. Toute l'aventure est en quelque sorte la reconquête de la nature par l'homme. La construction progressive, petit bout par petit bout, de l'autoroute sur cette terre sauvage et indomptée, m'a fait penser à la construction du chemin de fer dans l'album de Lucky Luke Des rails sur la prairie. C'est une nouvelle conquête de l'Ouest. C'est l'homme qui cherche à se réappropier son territoire, à le faire de nouveau sien, sinon à éradiquer ses dangers, au moins à le rendre traversable en sécurité. Chaque portion d'autoroute construite est en ce sens une victoire formidable... Mais que dire alors de mon réseau de tyroliennes dans la montagne qui réduit à néant non seulement les dénivelés, mais aussi la distance, les tempêtes de neige qui empêchent de voir à 5 mètres devant, les monstres, quasiment tous les dangers...? Sa mise en place, lente, laborieuse, la façon dont il repose sur certaines tyroliennes construites par d'autres utilisateurs connectés de Death Stranding et apparaissant dans mon monde, le gain de temps et de facilité monumental qu'il représente pour les voyages par rapport à mes premières excursions à pied à marcher dans la neige à 2 à l'heure sur plusieurs kilomètres... C'est phénoménal. Le sentiment que j'ai ressenti est celui d'un pionner d'un monde sauvage, hostile, qui arrive un tout petit peu à le faire sien, ou en tout cas qui accomplit une première étape. Après viendra l'entretien (car tous les équipements sont détériorés par la pluie corrosive), les constructions, peut-être l'éradication des monstres invisibles ? Mais c'est une autre histoire, ce n'est pas celle que Death Stranding a choisi de nous faire vivre (l'entretien n'étant pas nécessaire à moins de continuer à faire des livraisons après la fin de l'histoire).
Après ces paragraphes dithyrambiques j'ai néanmoins deux bémols à formuler.
Le premier concerne la volonté acharnée de Kojima de nous faire passer le plus de temps possible dans son monde, en incorporant des tâches rébarbatives (il aurait pu y avoir moins de livraisons, et surtout pas de livraisons aléatoires et/ou infinies) ou à en faire certaines trop longues ou trop laborieuses (j'ai beau adorer la construction des routes, combien de temps n'ai-je pas perdu à faire des allers-retours en camion pour livrer des quantités dérisoires de matériaux aux points de construction par rapport à la quantité demandée). Je trouve que Kojima franchit la ligne jaune entre faire un vidéogiciel long et riche, et faire un vidéogiciel destiné à devenir un monde parallèle addictif pour le public. Kojima veut que l'on passe des dizaines et des dizaines d'heures dans son univers, en recourant à un design qui n'est pas éthique : les statistiques à gonfler éternellement, les défis sans fin absurdes, qui n'enrichissent pas le public mais exploitent les sciences cognitives pour nous rendre accros. Il y a un manque de bienveillance et de modestie chez Kojima, qui ne peut pas se contenter de créer une excellente expérience jamais vue, mais cherche aussi à nous enfermer dedans le plus possible, pour son plaisir de créateur mégalo.
C'est plus raisonnable que dans Metal Gear Solid V (cette immonde coquille vide) et son système de Mother Base cynique et démoniaque au possible, mais c'est toujours bien présent.
Le scénario rythme cependant bien plus la progression du public dans Death Stranding que dans MGS V, et après avoir assisté à la fin et au générique, j'ai mis naturellement un point final à mon expérience, là où la fin de MGS V n'avait pas eu pour moi cette dimension de conclusion.
Le scénario est pourtant le second problème majeur à mon sens de Death Stranding. La capture de mouvement m'a semblé peu naturelle, surjouée ; les incohérences, invraisemblances et point d'interrogations sont innombrables et m'ont assailli dès le tout début, avec ce héros Sam censé être un habitant expérimenté de ce monde et pourtant découvrant tout avec nous comme s'il venait de débarquer d'une autre planète. Énormément de blabla pseudo psychologique, pseudo philosophique, qui ne tient pas la route deux secondes face à une écoute critique ; du symbolisme forcené qui se la joue profond sans substance, des noms de personnage sur-signifiants (Sam Porter Bridges, parce qu'il porte des trucs et crée des ponts entre les villes...), des monologues gênants avec des acteurs en roue libre ; du jargon pseudo scientifique qui n'a jamais aucun sens et n'arrive pas à donner une cohérence aux aspects surnaturels de l'intrigue.
Et puis au-delà de ça, Kojima n'a pas compris je crois que pour que le public soit investi dans la quête du héros, il faut que le héros lui-même soit vraiment dedans ; et ce n'est pas le cas du Sam incarné par Norman Reedus pour une bonne partie de l'aventure. Sam rechigne à faire ce que les personnages secondaires lui demandent, et pourtant il le fait : on perd sur tous les tableaux car d'une part il n'y a pas d'enjeu dramatique fort du fait que sa mission indiffère Sam, et d'autre part on doit supporter un personnage sans individualité qui a beau dire « non » en premier lieu, semble voué à obéir, sans force intérieure d'opposition. J'ai trouvé ça pénible et ennuyeux, car Sam ne m'est pas apparu comme un vrai personnage mais comme une coquille vide (qui aime montrer ses muscles à la caméra quand il s'observe dans un miroir, c'est sa seule trace de personnalité), uniquement là pour recevoir les ordres des personnages secondaires, exactement comme un simple avatar du public qui n'aurait d'autre choix que d'accepter les missions confiées par les développeurs.
Pas fan du tout donc de l'écriture, ni de la mise en scène. Je me rappelle ce détail qui m'a gêné : la pluie est censée être corrosive, plus particulièrement faire vieillir de façon spectaculaire tout ce qu'elle touche. Les personnages de Death Stranding, Sam en premier, s'en protègent avec une simple capuche souple. Ok le textile est spécial et résistant à la pluie, mais que se passe-t-il pour les gouttes qui atteignent le visage ? Il y a notamment une scène vers le début où Sam est projeté à terre, dans une position telle que son visage est au moins en partie exposé à la pluie... Et pourtant, rien ne se passe, pas de vieillissement accéléré.
Kojima a toutefois le mérite d'avoir donné un long épilogue à son récit, qui boucle sans peine toutes les intrigues et donne un vrai point final à l'histoire.
MàJ 28/05/2023 : je voudrais ajouter deux points après avoir relu mon texte. Le premier est que même si je ne suis pas fan du scénario, j'ai beaucoup apprécié qu'il y ait un scénario. Le récit est notre guide à travers le monde désolé de DS et les cinématiques nous offrent un repère, un cadre, de la vie. On voit des personnages qui se parlent, on voit des humains, on est rassuré d'avoir la confirmation que l'on est sur la bonne voie. Et l'autre point, c'est le rapport au meutre des ennemis rencontrés. On n'a pas le droit de tuer quiconque, sous peine de déclencher une nouvelle apocalypse ! Pourtant, on est bel et bien attaqué et agressé par des méchants qui veulent nous dépouiller, mais il faut soit les éviter, soit les mettre hors d'état de nuire sans les tuer (on peut les attacher notamment, ou les assomer). C'est un changement fou par rapport à la plupart des vidéogiciels. Cela donne un réalisme, une gravité à l'aventure : la vie est précieuse, comme dans la vraie vie. C'est remarquable, j'ai adoré ça.
Verdict = énormissime
Note(s)
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