Beyond : Two Souls (PS3)
Par Pierre Compignie le mardi 9 août 2022, 14:00 - Critiques toute neuves
Développé par : QUANTIC DREAM (France)
Sorti à l'origine en : octobre 2013 (Europe, version PS3)
Vos décisions. Son histoire.
Les créateurs de Heavy Rain vous plongent dans un thriller d'action psychologique mettant en scène Ellen Page et Willem Dafoe. Glissez-vous dans la peau de Jodie Holmes et prenez des décisions qui influeront sur le cours de cette aventure unique et imprévisible.
- Utilisez vos pouvoirs surnaturels pour interagir avec le monde qui vous entoure.
- Vivez une aventure riche en émotions et en rebondissements.
- Créez votre propre histoire par le biais de vos choix et de vos actes.[1]
Avant-propos : des scènes violentes ont été censurées un peu n'importe comment[2] pour la version européenne, j'ai donc pratiqué la version américaine.
Contrairement à ce que dit la présentation, on ne fait pas que prendre des décisions dans Beyond : Two Souls, que j'appellerai BTS si vous me permettez. Le vidéogiciel nous fait aussi partager les épreuves physiques de Jodie via des touches à presser (ou marteler) lorsqu'elles apparaissent à l'écran et aussi la moindre petite action insignifiante comme se retourner dans son lit quand Jodie n'arriver pas à s'endormir, se lever d'un canapé, se servir une tasse de café ou simplement tous les déplacements (marcher d'un point A vers un point B)... On a en permanence quelque chose à faire à la manette pour que l'on partage ce qu'est en train de vivre Jodie, en temps normal comme en cinématique. Il y a en permanence une dimension interactive.
Ceci dit, j'ai parfois eu du mal à comprendre quel était l'enjeu de réussir les épreuves que nous oppose BTS. Par exemple, il n'est pas rare qu'en cinématique Jodie se batte contre des types et que l'on ait des boutons à presser rapidement quand ils apparaissent à l'écran. Le souci c'est que dans mon expérience, échouer à ces Quick Time Events (ou QTE, c'est comme ça qu'on appelle ce genre de défis dans les vidéogiciels) ne change rien à la cinématique, ça ne provoque pas la mort de Jodie, ça n'a aucune conséquence. Je savais que j'échouais car l'écran flashe en rouge, mais le combat continue sans que Jodie soit tuée. Par exemple, elle va se prendre le coup de poing dans la figure au lieu de l'éviter (si j'avais réussi le QTE, donc) mais elle ne va pas être assomée pour autant, elle va continuer le combat comme si de rien n'était.
Donc, bon... C'est un peu bizarre. Rater ces QTE reste désagréable, car on comprend bien grâce à l'écran brièvement rouge qu'on a été mauvais, et puis on a vu Jodie rater le mouvement qu'elle esquissait au moment du QTE, mais ça me perturbe que mon échec n'ait pas de conséquence sur la suite des événements.
Autre point de la présentation, on prend des décisions pour Jodie, oui, mais l'ensemble des options possibles est très limité. On choisit parmi ce que nous propose l'interface, alors qu'on peut avoir une autre volonté. Par exemple, quand Jodie quitte les deux frères Navajo, on a la possibilité d'embrasser uniquement le grand ténébreux, alors que le plus petit sympa qui nous a tout de suite bien accueilli, Jodie lui fait un câlin automatiquement... De même, vers la fin de l'histoire, quand Jodie est chargée par la CIA d'aller détruire le Condenseur (une machine créant un passage entre notre monde et l'Inframonde, c'est-à-dire l'au-delà) construit par un autre pays, sous prétexte qu'entre leurs mains c'est trop dangereux (lol), on ne peut pas faire relever à Jodie la grosse hypocrisie que la CIA a elle-même son propre Condenseur tout aussi dangereux... Si j'avais vraiment contrôlé Jodie, je lui aurais fait leur dire « okay mais on détruit d'abord le vôtre et on brûle toutes vos recherches sur le sujet pour être sûr que vous ne recommenciez pas car en effet c'est très dangereux et rappelez-vous je suis déjà intervenue pour vous quand j'étais gamine lors de cet incident qui avait coûté la vie à des dizaines de vos scientifiques et je vous avais dit de ne pas recommencer et malgré cela vous l'avez fait ». Je n'ai pas trouvé comment m'opposer de cette façon aux gens de la CIA, donc quand je lis sur la présentation « mes décisions, son histoire », je me dois de tempérer ; on ne décide pas ce que l'on veut. On est limité par l'imaginaire du réalisateur et scénariste David Cage, qui n'a pas échappé aux clichés et a omis des décisions qui m'auraient parues sensées.
En parlant de l'écriture, il y a pour moi de grosses failles au niveau de la logique interne de l'univers. Par exemple, on voit chez les Navajos qu'il est très compliqué de renvoyer une entité dans l'Inframonde alors qu'elle est déjà dans notre monde. Il faut « physiquement » la repousser dans le passage, elle n'est pas « aspirée » automatiquement dedans. Et à côté de ça, les trois fois dans BTS où Jodie détruit un Condenseur pour fermer un passage, toutes les entités disparaissent comme par enchantement. Dans un cas, avec les Navajos, le passage est fermé et l'entité qui en est sortie reste chez nous, et dans les autre cas, le passage est fermé et les entités qui en étaient sorties sont renvoyées automatiquement. Où est la logique ? Dans le même style, on sait que la mère de Jodie était elle aussi liée à une entité (comme Jodie est liée à Aiden, une entité invisible toujours avec elle depuis sa naissance). Mais on ne fait aucune référence à son entité à elle. Et ça a son importance car on est censé croire, ou dirais-je même avaler, que la mère de Jodie est restée des années prisonnière d'un espèce de coma artificiel induit par des médicaments, alors même que Jodie, quand on lui inflige le même traitement, parvient à se libérer en moins d'une heure grâce à son entité Aiden ! La question est : qu'est-ce que faisait l'entité de la mère de Jodie quand celle-ci s'est faite attraper ? Pourquoi son entité n'a-t-elle pas pu lui venir en aide ?
Et puis, au sujet de l'entité... Jodie est depuis sa naissance liée à cet espèce de fantôme invisible, Aiden (dont on ne sait pas d'où vient le prénom d'ailleurs), qui la protège grâce à ses pouvoirs surnaturels (télékinésie, soin, bouclier...). Ok, soit. On apprend à la fin que Aiden est l'esprit du frère jumeau mort-né de Jodie ! Mais pourquoi ce dernier n'est-il pas passé dans l'Inframonde comme sont censés le faire tous les morts dans l'univers de BTS ? Je n'ai pas eu d'explication à cela. Et comment à la fin, alors même que Aiden semble être parti dans l'Inframonde après la destruction du troisième Condenseur, celui-ci parvient-il à revenir auprès de Jodie plusieurs mois plus tard ? Et comment expliquer pendant ce laps de temps sans Aiden, que Jodie continue de voir des morts dans la rue tout autour d'elle ? Et puis c'est quoi la règle exacte pour pouvoir passer dans l'Inframonde et ne plus apparaître de façon flippante aux yeux d'une poignée d'élus du monde matériel ? Et aussi, j'ai été surpris de constater qu'Aiden n'intervient pas une seule fois pour détruire le troisième Condenseur. Dans ces conditions, quelqu'un d'autre aurait pu s'en charger. Je n'ai pas non plus compris dans ce chapitre à la fois ce qui « tue » Jodie (puisque son partenaire Ryan, lui, s'en sort et qu'ils sont à la même distance de l'explosion), et par quel miracle a-t-elle le choix de revenir à la vie plutôt que de partir dans l'Inframonde ?
De façon plus générale, je n'ai pas été convaincu par l'histoire de BTS. Clairement l'interactivité rend l'expérience très prenante. Le moindre enjeu physique ou social de Jodie nous est confié via l'interactivité, on vit donc en permanence tout ce à quoi elle est confrontée. Ça c'est efficace. Et puis c'est scénarisé comme un film, sans des séquences ou niveaux abstraits de « jeu vidéo ». On se sent constamment dans un espace de narration. Non mon problème est surtout le récit, dont je trouve qu'il n'a ni queue ni tête. Les deux tiers de l'aventure consistent plus ou moins à assoir Jodie comme la plus grande victime de tous les temps. Tout le monde l'abandonne, la manipule, la trahit et la maltraite. Elle est triste en permanence, elle pense à se suicider souvent, elle est paumée... Jodie est une icône doloriste, et Beyond : Two Souls un vidéogiciel qui se complait dans l'illustration de la maltraitance, de l'injustice, de la misère émotionnelle. BTS n'a pas de vrai récit puisque ce n'est qu'un assemblage d'épisodes de la vie de Jodie depuis sa naissance jusqu'au choix qu'elle doit faire entre la vie et la mort après la destruction du troisième Condenseur. Alors, comme BTS raconte tous ses épisodes dans le désordre et commence par la fin, il y a le suspens de « comment va-t-on en arriver là », certes, mais si on parle d'enjeu fort pour Jodie ? Je n'en vois aucun. Si, celui d'être heureuse. Mais malheureusement ce n'est pas cet enjeu-là qui est traité dans la plupart des épisodes, c'est plutôt « fuir la CIA », « faire une mission pour la CIA » ou encore « réparer les conneries de la CIA ». Entre deux séquences « vis ma vie de victime honnie par tous » où elle est, sans que l'on n'y puisse rien changer, matraitée par des jeunes de son âge, abandonnée par ses parents adoptifs, tabassée à mort par des voyous, emprisonnée et droguée par la CIA malgré ses bons et loyaux services... Alors justement j'ai bien aimé les chapitres qui sortaient de ce schéma, comme l'épisode chez les Navajos, mais il est quasiment indépendant de toute la structure narrative. Et quand Jodie exprime ses émotions, j'ai été touché, notamment quand elle pleure, longtemps, alors que le professeur Dawkins l'abandonne pour la confier à la CIA et qu'elle doit rassembler ses affaires dans sa chambre d'ado. En pleurant, Jodie redevient sujet, elle s'exprime, elle prend le temps pour ça. C'est paradoxalement, pour moi, un moment positif, puisqu'elle est en phase avec elle-même, avec ses émotions, et qu'elle a un espace, un moment, pour les vivre pleinement. C'est différent de la voir comme ça, que de la voir en train d'être maltraitée ou déprimée ou paumée ou victime d'une exaction. BTS passe trop de temps à blesser Jodie et pas assez à lui permettre de panser ses blessures (au sens large).
Et que dire de la dernière image ? On termine sur un plan montrant Jodie en éternelle guerrière badass partie pour détruire un énième Condenseur[3], encore une fois (et pour toujours ?) destinée à réparer les conneries des hommes dans des missions mortelles qui ne sont pas les siennes. C'est une image qui se veut cool sans doute, mais en fait elle est navrante, parce que ce qui est intéressant dans BTS c'est voir comment Jodie s'affranchit et se réalise en tant que personne ; pas comment elle va une énième fois être manipulée par une CIA inconsciente et refermer des passages vers l'Inframonde. Le vrai enjeu du récit c'est voir Jodie vivre sa vie, mais on dirait que Cage choisit in fine d'embrasser son goût pour la série Z et envoie en l'air toute la dimension intimiste. Il se vautre dans son imaginaire bisseux comme un rhinocéros dans la boue de son marécage. C'est dingue parce que cet homme parle à longueur d'interviews d'atteindre « l'émotion » dans ses vidéogiciels, mais quand tu regardes BTS il passe le plus clair de son temps à mettre en scène des combats, des militaires, du paranormal, des poursuites... Moi j'adore les thrillers hein, mais avec BTS tout le côté thriller n'est pas bon : la logique interne de l'unviers est mauvaise et il n'y a pas d'enjeu sur la durée, encore une fois ce sont des morceaux de vie épars qui peinent à raconter quelque chose dans leur ensemble. Le seul enjeu qui se dégage de la narration, c'est comment Jodie va-t-elle trouver le bonheur. Je trouve consternant que la dernière chose que je vois d'elle avant le générique est qu'elle s'apprête à détruire un Condenseur sur fond de musique rock (alors même qu'elle jurait quelques minutes auparavant en voix-off qu'elle laisserait à l'avenir la CIA se débrouiller avec ses bêtises).
Je dois dire un mot sur les déplacements de Jodie au stick gauche, que j'ai parfois trouvés horribles parce qu'elle est lente, lourde, imprécise dans ses changements de direction, et tout cela avec de nombreuses collisions fantômes incompréhensibles qui la font stopper net devant du rien, une caméra au champ de vision étriqué qui ne filme pas ses pieds, des effets de lumière et de caméra qui brouillent la visibilité, et enfin une caméra tremblante combinée à un frame-rate souffreteux. Dans les pires moments, quand tous ces facteurs étaient réunis, c'était très pénible de contrôler Jodie. La plupart du temps, ça passe. Un mot aussi sur les QTE de type « ralenti » : il s'agit d'imprimer sur le stick droit la direction du mouvement qu'esquisse Jodie. J'ai déjà dit que l'échec était sans conséquence, mais reste que j'ai trouvé compliqué souvent de « lire » à l'écran la direction du mouvement de Jodie ; par exemple quand quelqu'un la frappe, Jodie peut vouloir parer et alors il faut incliner le stick vers l'ennemi, mais parfois elle veut esquiver, et là il faut incliner le stick dans la direction opposée à l'ennemi. Déjà j'ai mis du temps à comprendre ce principe, mais même en l'ayant compris je n'ai pas toujours su déterminer la direction du mouvement esquissé par Jodie, et de fait j'ai échoué pas mal de QTE de ce type. Notons que BTS propose un mode pour le public débutant dans les vidéogiciels, qui explicite avec une flèche la direction dans laquelle incliner le stick droit. Ce que je trouve drôle c'est que même en pratiquant beaucoup les VG je peux dire que le concept de deviner la direction d'un mouvement à peine esquissé n'est pas commune, et que malgré mon expérience je ne me sens pas foncièrement mieux placé qu'un profane pour réussir ces épreuves.
Malgré tous ces reproches, je ne regrette pas d'avoir parcouru BTS. Techniquement c'est une réalisation remarquable, peut-être la plus fine visuellement sur PS3, avec des visages et des effets de lumière bluffants. C'est aussi un modèle de vidéogiciel très prenant dans lequel on participe à tous les enjeux du personnage, avec une écriture très proche du cinéma, qui ne se perd pas en séquences abstraites dont ce média est coutumier et qui dilueraient la narration. Et puis il y a des moments auxquels j'ai vraiment accroché, comme celui dans le désert avec les Navajos, où Jodie s'intègre à une famille et résout un problème surnaturel, et ce moment intime où Jodie pleure dans sa chambre toutes les larmes de son corps après un énième abandon – pauvre fille. David Cage tente des choses et il a les moyens de ses ambitions. Mais je suis agacé par les problèmes récurrents de contrôle du personnage dans ses productions et par ses inclinations systématiques vers la série Z la plus grossière, au détriment d'une dimension intimiste, émotionnelle dont il se fait le chantre et défenseur à longueur d'interviews. Où alors il se met à faire de vrais thrillers, mais il les fait correctement, avec des enjeux et une logique interne moins traitée par-dessus la jambe...
Verdict = ok
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